Que penseriez-vous d'un dojo où les élèves décidaient du contenu des cours qui leur sont dispensés, choisissaient eux-mêmes la composition de leur équipe de club, voire élisaient leur professeur au suffrage universel parmi tous les licenciés du club ?
Je me souviens d'une assemblée générale du CNK* lors de laquelle un participant prit la parole pour suggérer moult changements, adaptations au fonctionnement du CNK* qui étaient censés viser au développement de nos disciplines.
L'ayant laissé finir sa longue liste de points d'amélioration, Yoshimura sensei se leva et lui posa la question suivante :"Quel grade êtes-vous ?" …se rasseyant avant d'obtenir la réponse.
Nous ne pouvons pas savoir ou comprendre ce que nous n'entrevoyons pas encore à travers le prisme de l'état d'évolution de notre propre pratique.
Et en cet instant, écrivant ces mots, je suis conscient qu'il me manque encore beaucoup des parties de l'image globale. Et je trouve cela plutôt sain de le conserver à l'esprit.
Cette anecdote d'assemblée générale montre aussi que, même dans des décisions que l'on pourrait croire détachées de la pratique, comme l'organisation d'événements ou la communication, l'esprit du Budo doit être pris en compte à chaque instant.
Les dépositaires de l’esprit du Budo sont le Sensei et les Sempai*, ceux qui sont plus loin que nous sur la voie du sabre. Et donc, si nous sommes vraiment sur cette voie, nous pouvons les voir au loin et nous attacher à les suivre, confiants d'être sur le bon chemin.
Nous avons tous, très souvent, une opinion technique sur ce qu'est ou devrait être le Budo. Je connais même certains kenshis qui se permettent de juger de la qualité de tel ou tel sensei qu'ils rencontrent. Cette attitude a certainement coûté la vie à de nombreux chercheurs de troubles à l'époque des samouraïs, se fourvoyant mortellement sur la nature de leur interlocuteur. Le duel dans le film "les 7 samouraïs" en est une belle illustration.
Conserver Shoshin, l'esprit du débutant, en toute circonstances permet le plus souvent d'éviter ce genre de regrettables méprises.
Reconduire à l'identique « puisque ça marche » une organisation, un mode de décision, sans une réelle vision à moyen et long terme, peut sembler une solution viable.
Attention : respecter la tradition ne veut pas dire stagner dans l’immobilisme. Le monde évolue, il faut savoir intégrer le respect de la tradition au monde d'aujourd'hui sans la dénaturer et tout en la conservant attractive à poursuivre et à perpétuer.
Le garant de la tradition dans le Budo, le mieux à même de conseiller valablement les dirigeants, n'est pas difficile à identifier, c'est le sensei !
En effet, afin de pourvoir mener à bien les adaptations, il faut une compréhension profonde de l'ensemble des éléments concernés. Le risque, comme toujours, est de miser sur la mauvaise personne ; Quelqu'un qui croit être un sensei et qui exige une confiance totale de la part de ses élèves sans pour autant en être digne.
Alors lisez ce qui suit et comme dirait Musashi : « Réfléchissez-y bien ! »
En premier lieu, le sensei recherche l'amélioration de son expertise en permanence, avec détermination ; il se remet en question lui-même, sa technique et sa personnalité, a minima autant qu'il remet les autres en question.
Le sensei possède une hauteur de vue : une vue d'ensemble et en profondeur. "Que c'est grand l'océan !" dit l'élève, "Et encore, vous ne voyez que la surface !" lui répond le sensei.
Il possède suffisamment de confiance dans une certaine vision pour le futur et dirige son énergie et ses actions en ce sens. Par cette démarche, ce qui transparaît le plus est son exemplarité tant sur des aspects techniques que de Reigi* ou de comportement plus général au sein de la société. Son exemplarité couvre l'ensemble des lignes de conduites les plus adaptées afin de se développer lui-même, sa discipline et ses élèves sur la voie du Sabre.
Afin d’aider à toutes nos futures remises en question qui pourraient nous faire rencontrer quelques échecs ou humiliations en chemin, voici une illustration par un extrait de l'article de Mr Yoshimura (1990) "Echec mais pas mat !" :
« Assumer l'humiliation, c'est certainement très dur. Mais l'humiliation est éphémère. Si vous l'acceptez, vous progresserez et serez plus forts plus tard. Si vous la fuyez, vous tomberez dans un piège infernal qui vous hantera toute la vie et vous aurez à la fin une autre humiliation beaucoup plus grande et fatale."
En deuxième, la bienveillance. Il n’est pas évident d’évaluer la bienveillance !
Quelqu'un de gentil n'est pas forcément bienveillant et quelqu'un de sévère, exigeant, peut l'être cependant.
L'élève ne comprend que rarement ce qui est bon pour lui, pour ses progrès. Le sensei, lui, se doit de savoir intuitivement ce qui est bon pour son élève. Il peut choisir de l'exprimer par de l'exigence, de la rigueur, de la sévérité parfois ; car il ressent très clairement où il nous emmène, et comment.
Je ne me souviens que de quelques-uns de mes professeurs durant ma scolarité : les plus stricts, sévères et souvent désagréables sur le moment, mais ce sont aussi eux qui m’ont le plus appris.
En troisième, "Jibun no hana o sakase yo!" : Il s'attache à « faire éclore la fleur qui est en chaque élève ».
Un professeur qui enjoindrait systématiquement ses élèves à l’imiter, pourrait ne pas assez tenir compte des particularités et différences de chacun. Dans ce cas, on reconnaîtrait aisément ses élèves car ils auraient les mêmes particularismes que lui ; et le pire est qu'il s'en trouverait flatté.
Un sensei saura trouver l’essence même de la personnalité et la technique de son élève et les faire se développer harmonieusement tout en étant disposé à l’envoyer voler de ses propres ailes un jour.
Au-delà de ces trois qualités, le sensei n’aura jamais autant de capacité d’action dans son dojo que lorsque la relation senpai/kohai* sera bien comprise et appliquée. Cette chaîne de relations est une force de cohésion de l’ensemble ainsi qu’une chambre d’écho pour la parole du sensei.
En conclusion, il se peut aussi qu'on soit un très bon professeur de Budo sans pour autant être un sensei. Le plus souvent, nous devenons des professeurs avant qu’un jour, qui sait, nous devenions un sensei. Et ce jour-là, ce seront nos élèvent qui en parleront le mieux.
* CNK : ancien nom du Comité National de Kendo et Disciplines Rattachées à savoir Iaïdo, Chanbara, Jodo, et Naginata
* Senpai & Kohai : Le senpai est celui qui est arrivé avant, le kohai c’est l’autre. La relation des kohai est des senpai est un double sens de respect et d’entraide qui lie, au final, tous les pratiquants entre eux. On est tous le senpai et le kohai de quelqu’un. Et cette chaîne remonte jusqu’au sensei.
* Reigi : l’attitude la plus adéquate respectant le code de politesse (Reiho)