16 jours de Shugyo

Publié le par Jean-Pierre LABRU

16 jours de Shugyo

Cet article que j'ai rédigé est paru dans le magazine Ken Do Mag en 2023

 

Aller au Japon sans son armure, pour moi, relève d’une totale hérésie. Et pourtant, uniquement chargé de cadeaux, j’arrive au Japon, un sac d’armure vide. En fait, ma nouvelle armure m’y attend.


Je m’apprête à passer 16 jours de Shugyo*, voyageant dans le Japon de Dojo en Dojo avec, pour seule compagnie, les senseis et partenaires d’entrainements. Le premier dojo visité est le ShoFuKan. Iwatate sensei, shinpancho* des derniers Championnats du Monde en Corée (2018), est très connu pour organiser des entrainements spécifiques à l’attention des candidats au 8e dan. Sommité du Kendo no Kata, pratiquer dans le dojo de Iwatate sensei est sans nul doute un passage fortement conseillé sur la longue route de l’examen le plus sélectif au Monde toutes disciplines confondues**. Personnellement, j’avais été marqué par son passage en France, au Ken No Michi. Je me souviens encore de l’incrédulité des uns et des autres quand il s’est déshabillé devant nous pour nous montrer comment mettre son Keikogi et Hakama. D’ailleurs, je n’en avais pas perçu toute l’importance alors. J’arrive donc, en avance, le sensei est déjà là. Bien entendu, je me suis fait annoncer plusieurs mois à l’avance, demandant la permission de venir pratiquer. On me demande souvent comment faire pour aller s’entrainer dans les dojos au Japon. En fait, le moyen le plus adéquat est de se faire recommander par son professeur qui lui, se portant garant pour vous, active son réseau afin d’obtenir cette autorisation. Mes entrainements au ShoFuKan me permettent de rencontrer nombre de hauts gradés du lieu et de passage, lors des taichiai commentés par le sensei, ou des keiko par groupe d’âge et de niveau. Bénéficiant en continu des bonnes grâces de Noriko san, l’aide de camp du sensei et sempai du dojo… En fait elle m’attrape par la manche et je passe devant toutes les files d'attente, passablement embarrassé, pour échanger shinai en mains avec tous les 8e dan présents à chaque séance :  du caviar !


Le dojo suivant m’est rendu possible par, sans la nommer tout en la prénommant : Caro-Chan ; Le dojo est KoGakuin. Kazuma sensei et Takahashi sensei m’accueillent comme un hôte de marque. Je reçois bien évidemment la leçon de chacun d’eux mais aussi profite de l’occasion pour rencontrer des kenshis non professionnels du Kendô. Le keiko avec Kazuma sensei : j'aime bien son placement de hanches, il aime bien mon men. Ah oui et sans me prévenir, à la fin du cours, il me passe la parole pour un discours... en Japonais. Mon Japonais étant très limité, il ne me vient que des superlatifs… 


Le keiko du samedi après-midi ayant été annulé pour cause d’élections locales, une autre de nos ambassadrices au Japon, Marijo, très opportunément me propose un entrainement dans un endroit historique pour le Kendô français : le Shodokan, dojo de la famille Okada. Morimasa sensei m’accueille chaleureusement et nous devisons longuement sur le devenir du Kendô autour d’une tasse de thé. S’en suit l’entrainement des enfants qu’il dirige alliant exigence, conseils et encouragements. Opportunément également, quelques candidats au 8 se trouvent présents et nous pouvons échanger quelques points de vue, shinais croisés. J’ai l’honneur ensuite de recevoir la leçon de Okada sensei lors d’un keiko qui aura duré 10mn et dont je garde précieusement le souvenir, et la vidéo.


Mon trajet vers Gifu fut une première : le Shinkansen, ce qui me replonge dans le blockbuster visionné dans l’avion pour venir ; heureusement, l’issue est plus paisible. Shimojima sensei, venu l’an dernier encadrer le stage de Montpellier, me fait me sentir comme un coq en pâte. Je suis logé dans les hébergements luxueux des dépendances du dojo de l'entreprise Valor (Chaîne de Supermarchés au Japon). J’ai droit à plusieurs entraînements en tête à tête avec Shimojima sensei dans l’immense dojo « Valor » tout neuf. Le parquet n'étant pas encore traité, son ami, le père de l'ancien champion du Japon Chikamoto, nous humidifie régulièrement le plancher avec son petit arrosoir : pittoresque ! A l’université de Gifu, je rencontre à nouveau quelques candidats au 8, puis comme souvent, une file d’étudiants qui se pressent pour échanger avec cette curiosité : un Européen prétendant pratiquer le Kendô.


Le point d’orgue de mon parcours au Japon cette année est sans conteste ma journée à Nagoya avec Higashi et Shimojima sensei. Empruntant le dojo plus que centenaire de la famille Sugiyama, Higashi Yoshimi sensei nous reçoit en son fief : Nagoya. Deux autres candidats au 8, cette fois encore, des sommités de la société japonaise, et moi, pouvons pratiquer nos gammes avant les diverses mises en situation. Avant tout cela, j’ai droit à un traitement de faveur, allongé sur le sol : un massage par les talons de Higashi sensei, tout en délicatesse comme vous pouvez l’imaginer. N’empêche que je me sens mieux après… que pendant, pour être tout à fait honnête. Une remise en question de la façon de mettre mon hakama plus tard et je commence direct par un taichiai avec Higashi sensei, puis un autre avec Shimojima sensei ; puis deux passages avec chacun des deux autres candidats, le tout commenté par les senseis. Higashi sensei a vraiment quelque chose de spécial ; il s’avère que face à lui, par sa présence et son engagement, on ne peut rien faire à moitié. Je me sens intensément supporté et entrainé vers le haut donnant ainsi mon meilleur. Et quels beaux souvenirs, et sources de travail, que toutes ces vidéos.


Mon périple m’emmène ensuite à Osaka pour deux jours, répondant à l’invitation de Inoue sensei de Nara. Une leçon de vie m’y attend. Le Shudokan est le dojo dans l’enceinte du château de Osaka. Les touristes viennent observer depuis le seuil de l’entrée, mais seuls les kenshi recommandés peuvent s’y entrainer. Suivant Inoue sensei comme son ombre, j’ai accès à la salle des professeurs, l’honneur de me faire servir le thé par les senseis et de répondre aux nombreuses questions qu’ils se posent tous sur mon compte. Dans le dojo se déroulent keiko de Judo et de Kendo dans le même espace et en même temps. Le plancher est très bon. Une demi-heure de uchikomi avant les keiko voit mon mollet droit se contracter perclus d’une douleur très reconnaissable. L’échéance est trop proche : j'arrête immédiatement et fais mitorigeiko. Trois ou quatre senseis attirent mon attention. J'embarque à bord de leur keiko, c'est fantastique ! Le seme de l'un, le tame de l'autre, j'achète tout !  Inoue sensei porte sur ses épaules le poids des années de Kendo, bien que marchant à l'équerre avec une canne, il se redresse totalement pour le keiko et, selon l’expression consacrée, il « fait de son mieux ». C’est avec toujours l'esprit acéré, pertinent et impertinent qu’il me demande le keiko ; malgré la douleur, je remets mon men et vais l’inviter ; comment refuser ?! Nous allons dîner ensuite et le moulin à parole repart de plus belle.


Clopin-clopant, j'arrive sur Kyoto. La machiya* restaurée de Asahara sensei est merveilleuse de modernisme et de tradition. J’y retrouve notre président d'honneur EKF et nous y passons 5 jours mémorables. Toujours très gêné par la douleur au mollet droit, même pour marcher, je continue les mitorigeiko à l’exception d’un keiko, organisé par notre hôte Asahara sensei, avec quelques autres candidats.


Le jour du passage de grade : Tant que je n'étais pas sur Kyoto, le stress du passage n'avait pas fait surface. Cela fait désormais trois jours qu'il a vraiment commencé. Dès que mes pensées s'évadent, c'est pour échafauder des scénarios plus improbables les uns que les autres tournant autour du passage de grade. Autant dire que le heijoshin* ne va pas être du gâteau. La nuit avant le passage s'est plutôt bien passée. Le stress est là, le tout est de le transformer en énergie positive, intensité, et densité. Quelques signes, dès le matin, m'annoncent que la journée ne sera pas de celles où tout me réussit. Va falloir s'accrocher. Les exercices matinaux passés, je prends mon petit déjeuner et pars en taxi ; Arrivé sur place, pas dans les premiers au regard de la file d'attente à l'extérieur, je passe devant la caméra thermique : elle ne me sauvera pas, va falloir y aller. En chemin j'ai vu une camionnette sur laquelle était marqué "smile and enjoy" (souris et profite), je me dis que c'est la phrase du jour. Je me présente à mon passage de 8e dan (3e tentative), j'ai de la chance d'être là ; c'est un moment important ; je vais le vivre à fond. J'ai mon ticket d'entrée, et je l’échange contre un numéro de passage. Je vais sur le shiaijo que je pensais être le 4 et qui au final était le 6; pour ma défense, cela n'était écrit nulle part. Ok quand j'ai vu les numéros commencer par 600, j'aurais dû percuter. Et puis Ichikawa sensei de la police de Kyoto est venu m'interpeller pour me convoyer sur le bon shiaijo. Mon numéro est 408D: j'ai le temps de voir passer mes deux partenaires : le 408A et 408C. Le 408B les domine par la menace et la percussion dans ses uchi mais sans valider de yukodatosu clair. Il passera tout de même au second tour. Mes deux partenaires, 408A et 408C, ont deux Kendo atypiques, par leur Kamae, leur rythme et autres trajectoires de Sabre ; je dirais qu'ils ne sont pas professionnels du Kendo. Tandis que 408B, dont j'avais repéré la coupe de cheveux et la massivité de la silhouette, confirme bien, par un Kendo sur des rails et des trajectoires régulières et uniformes, qu'il est un policier. Et moi dans tout ça : le sentiment d'être en dehors du coup, je ne suis pas dedans comme on dit. Quand le kiai n'est pas là, le reste ne vient pas. Rien d'autre à en dire, si ce n'est, d'en tirer les enseignements. Faire un tour du Japon des dojo avant un grade n'est pas forcément judicieux. On récolte des conseils de chaque sensei, on veut essayer de les appliquer mais ce n'est pas le meilleur moment. Pour être au mieux de ses capacités, il faut avoir capitalisé sur ces changements, puis les avoir stabilisés afin de retrouver confiance en son Kendo. Dans mon cas, au-delà de la blessure, je me sens « puzzelisé » dans mon Kendo. De fait, manquent à l'appel : ma sensation dans les hanches, la tenue du shinai, le kiai... ça fait beaucoup.


Le jour du Kyoto Enbu Taikai* : Deux jours après le passage de 8, c’est d’une farouche détermination que je procrastine toutes les améliorations de mon Kendo. C’est par ce moyen que je tente de me retrouver pour ces deux minutes, salut compris, dans le Butokuden ; un lieu si chargé d'histoire par de si beaux combats entre d’illustres senseis : historique ! Clairement apparaît ma principale source de motivation : faire honneur au lieu, et aux senseis qui me font confiance. Dans le grand hall d’entrainement, n'ayant pas le droit de nous échauffer en armure, en plus de quelques suburi, conscient du manque de kiai deux jours plus tôt, je travaille quelques exercices de respiration ventrale. On nous fait s'asseoir sur des chaises dans la salle d'entraînement par groupe de 10 combats ; J’observe à la dérobée, tentant de l’évaluer, mon partenaire assis à ma gauche. Puis nous sommes conviés à entrer dans le saint des saints. Le temps de mettre mon men et de voir la plaquette avec mon nom progresser dans sa glissière, c’est à moi. Indéniablement, plus de 120 ans de Kendo en son sein gravant l’Histoire, la cohorte des senseis et en premier lieu, les différents empereurs l'ayant fréquenté, me galvanisent. Les veines proéminentes du plancher sous mes pieds, le kiai qui resonne comme nulle part ailleurs, confortent mes bonnes sensations. Mon partenaire est expérimenté, en même temps c'est naturel en tant que kyoshi 7e dan et dans mes âges. D'entrée, grâce au kiai, je sens que mon seme s'exprime aujourd'hui. Voilà, aucun ippon n’est validé par les arbitres mais je ressens mes uchi plus denses et intenses comme j'aurais aimé les sentir pendant le passage. D'ailleurs, avec regrets, mes senseis supporters m'en font tous la remarque après coup. Je garderai ce bon combat comme une référence. A suivre donc… Juste le temps de fermer mon sac et de sauter dans un taxi, je fonce vers l’aéroport, me projetant déjà vers la prochaine tentative.


Partir à la rencontre de tous ces senseis, croiser le shinai de compagnons de voyage sur le même GR8* et faire résonner de mes fumikomi des lieux chargés d’Histoire et d’histoires me font assurément entrevoir des progrès, des changements a minima. Mais le principal, sans doute issu des longs moments seul face à moi-même analysant l’expérience en cours, relève plus d’une prise de conscience de qui je suis, ce que et qui je représente, comment je me positionne par rapport au Kendô Japonais et, pour finir, comment et jusqu’où je peux raisonnablement prétendre aller. 


Bien, allons-y maintenant !

 

* Shugyo : Période d’entrainement ascétique, généralement parcourant le Japon en quête d’expériences de pratique dans le but de progresser sur la voie du Budo
* Shinpancho : Chef des arbitres lors d’une compétition
* : Le 8e dan de Kendô est l’examen le plus sélectif au monde car il nécessite déjà presque une vie de pratique (7e dan depuis plus de 10 ans, soit 40 ans de Kendô minimum) pour pouvoir s’y présenter et que le taux de réussite avoisine, chaque année, les 0,6 pourcent (12 reçus sur 2000 candidats).
* Machiya : Maison en bois traditionnelle que l’on trouve notamment à Kyōto.
* Heijoshin : est l’état d’esprit de tous les jours. Sans peur, sans doute, sans surprise ni perplexité.
* : Le Kyoto Enbu Taikai, la 119e édition cette année, regroupe plusieurs milliers de hauts gradés de Kendo qui viennent faire un combat de démonstration de 2 minutes dans le dojo Butokuden de Kyoto datant de la fin du 19e siècle.
* GR8 : Chemin de Grande Randonnée numéro 8 (métaphore)

 

 

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