Le Kiaï

Publié le par Jean-Pierre LABRU

Le Kiaï

Cet article que j'ai rédigé est paru dans le magazine Ken Do Mag en 2023


Comme à chaque début de saison, une promotion entière de débutants, disséminée dans tous les clubs de France, s’est trouvée initiée au Kiaï dès le premier cours. Le premier suburi, le premier uchikomi, les a vu pour leur première fois crier en frappant.


Dans notre société civilisée, polie et policée, il est toujours intimidant, dérangeant, de crier, sans danger imminent comme alibi. Et puis, l'ambiance aidant, sonore notamment, on se lâche un peu plus à chaque fois. Pour certains, ou certaines, cela prendra plus de temps mais d'ores et déjà dites-vous bien que dans les Budo, qu'il soit sonore ou non, le Kiaï n'est pas une option. Le Kiaï qui peut être traduit par le "rassemblement des énergies", se présente, à première vue et extérieurement, comme un son. A y regarder de plus près, quand un vrai Kiaï survient, on s'aperçoit que le corps tout entier a participé à sa production. Et c'est là que l'on renverse la cause et l’effet : le Kiaï se révèle être en fait la résultante, la partie visible (audible), d'une lame de fond venant du plus profond de notre être. Ce rassemblement, mobilise, implique, détermine, galvanise, les énergies psychiques et physiques, nous offrant la capacité simultanée et décomplexée de décision et d'action simultanées.

 

Les Kiaï du Kendô en armure


Le Kiaï de préparation s'exprime sonorement quand on est en Kamae.  Préparation : le terme peut sembler inapproprié puisque nous nous sommes déjà bien évidemment intensément préparés avant même de saluer notre partenaire. En fait, il est le Kiaï qui affiche l'état de notre préparation et par lequel les senseis évaluent un candidat, lors d’un examen de grade, à travers la densité vibratoire qui s'en dégage. "Le kiaï est une respiration profonde. (…) Un kiaï correct est très probablement la marque d'un haut niveau parce qu'il est lié à une respiration juste." (SUGA Toshiro sensei) Il peut, tout à la fois, nous galvaniser, nous libérer (du doute, de la peur, de l’hésitation, de la perplexité), démontrer l'état de notre détermination et nous permettre de finaliser de rassembler les éléments physiques et mentaux de l'attaque.  
Le Kiaï d'exécution est celui qui est délivré lors du Ki-Ken-Tai-No-Itchi. Sans rupture, profitant des effets du Kiaï de préparation et de la posture adaptée, les disponibilités mentale et physique, toutes deux associées, se trouvent à même de produire ce Kiaï. Résultant de l'intense préparation, celui-ci est libéré à l'instant même de la délivrance de la frappe, validant ainsi le Ki-Ken-Tai-No-Itchi. Avec le Kiaï se conjuguant aux impacts du sabre et du corps, le Ki-ken-tai-no-Itchi devient une vibration, une résonnance ; notre corps en action, prolongé du sabre, en est le diapason ; et "c'est quand le diapason touche sa cible que le son se produit". 

 

Le Kiaï dans le Kendo no kata


Le principe de génération du Kiaï par la préparation s'applique ici également ; à chaque prise de garde de chacun des dix mouvements du Kendo no kata, les deux postures mentale et physique associées à la prise d'une inspiration capitalisent le Kiaï qui est ensuite distillé durant toute la durée du mouvement. L'uchidachi, celui qui attaque en premier, produit avec son Kiaï le son "Yaaa!" . Il exprime par là-même un engagement total dans l'action quitte à en perdre le contrôle de ses émotions. Le shidachi, lui, au moyen d'une technique déterminante répond par un "To!" conclusif, concis : tout en maîtrise émotionnelle et technique de la situation.

 

Quand les émotions génèrent le Kiaï

 

Récemment, je disais à une de mes élèves qui venait de réussir pour la première fois à mettre une émotion dans son Kiaï, que tous ses précédents « cris » n'avaient pas autant la profondeur requise pour prendre part à sa frappe que celui-ci. Après quelques années de pratique légère et très irrégulière, ma fille de 10 ans vient de pousser son premier Kiaï. Violemment invectiver son Papa puis le frapper devait probablement être source d'une motivation insoupçonnée pour elle. Sans intention forte, déterminée, le son qui sort de nous n'est qu'un cri sans grande portée, utilité ni intérêt. L’intention, mais aussi l’intonation : un Kiaï qui se maintien en intensité apporte beaucoup plus de bénéfices que celui perdant son intensité en descendant dans les graves. Cette intensité recherchée ne peut pas se trouver sans une forte mobilisation mentale dont la source peut être une émotion. A plusieurs reprises, j'ai été témoin d'une colère, frustration, lâcher prise, ambition et autre détermination, qui une fois canalisées dans le cadre de techniques fondamentales de Kendô ont été les moteurs d'un Kiaï puissant, prolifique et irrépressible pour le partenaire. Quoi qu’il en soit, il n’existe qu’un seul moyen pour produire le Kiaï, c’est de mettre à contribution, intensément et au meilleur moment, absolument tout ce qui fait de nous ce que nous sommes. 

 

Quand le Kiaï gère les émotions


Il n'existe qu'un seul remède contre les 4 maux (Shikai : Peur, doute, hésitation, perplexité) et peu s'y réfèrent quand on aborde la question. Oui, le Kiaï en est bien le remède. Par la mobilisation positive et intense qu'il demande, il permet d'évacuer le superflu, le négatif, l’approximatif ; Il nous met à 100% dans le temps "ressenti-action" qui ne laisse aucune de place à quelque pensée parasite. Cela devient une façon de faire table rase de ces pensées venant du passé pour se consacrer totalement au présent, et encore mieux, aux présents : notre partenaire et nous-même.

 

Le Kiaï dans l'arbitrage


Oui, n'oublions pas que l'arbitrage est une facette indispensable à une pratique complète du Kendo. Le Kamae de l'arbitre, composé du regard (metsuke) et de la posture, ainsi que ses déplacements, appartiennent au combat comme s'il faisait un peu shiaï lui-même. Les commandements d'arbitrage ne sont autres que des Kiaï ; non pas que mon passé militaire me fasse digresser mais bien que, tant le niveau de concentration que le niveau de Kendo, transparaissent à travers les vibrations du Kiaï arbitral. Celui-ci se transmettant aux combattants les rassure sur les compétences de l'arbitre, ils vont ainsi pouvoir tout donner sans craindre de se faire flouer.

 

En condensé, le Kiaï


"By failing to prepare, you are preparing to fail." (Benjamin Franklin) “Si vous échouez à vous préparer, vous vous préparez à échouer." Par une intense préparation générant du kiaï, vos attaques, vos frappes possèdent les meilleures chances d'aboutir. L'état d'esprit, la posture, l'émotion génératrice, la détermination à tout miser sur une seule frappe, la préparation de la verbalisation de cette frappe (men, do, kote, tsuki), tout ceci contribue au Kiaï et donc à la réussite. On voit trop souvent la libération du Kiaï (sonore) arriver après la frappe, dans les uchikomi notamment. Cela résulte assurément d'une exécution machinale, dilettante et sans une réelle et forte intention de faire ippon. Soyons donc intensément présents par notre Kiaï dans nos actions ; que ce soit avant (seme), pendant (kikentai no itchi) ou après (zanshin) et les ippons que nous marquerons deviendront des évidences pour les arbitres, notre partenaire, le public et en premier nous-même.
 

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