Cet article que j'ai rédigé est paru dans le magazine Ken Do Mag en 2022
Le shinogi est une « ligne de force » qui suit la courbure de la lame tout le long du sabre japonais. Un peu tel un méridien, c'est le point de repère, l’ingrédient secret, de nombreuses techniques de sabre. Il représente, sur les deux faces de la lame, la partie la plus épaisse de celle-ci. De façon beaucoup plus basique mais tout aussi utile, sur un shinai, le shinogi est représenté par les deux lattes latérales du bambou.
Le shinogi peut, tour à tour, se présenter, comme un toboggan, un rail de sécurité, un mur blindé, un pied de biche, ou un détecteur de seme. Tellement rare est le contraire que l'on peut dire qu’il intervient dans toutes les "prises de fer" du sabre.
Les techniques de harai (chasser le sabre latéralement), utilisent son inertie et son impact. Suri-age/uke-nagashi et suri-otoshi (dévier et chasser le sabre) profitent de sa surface lisse pour faire glisser le sabre adverse. Effectivement, si l'on présentait notre tranchant en réponse à une lame arrivant vers nous, le heurt des lames s'ébréchant l’une l'autre provoquerait un choc qui, d'une part, endommagerait les lames et, d'autre part, ne serait aucunement propice à une contre-attaque fulgurante. Bien que nécessaire en termes de précision, la subtilité dans la percussion d'un harai est beaucoup moins perceptible que les délicates mais fermes redirections de lame produites par suri-age et uke-nagashi. Quant à suri-otoshi, l'angle avec lequel le shinogi va se positionner afin de projeter vers le bas le sabre adverse, aura toute son importance et en multipliera les effets.
Dans l'épreuve de force, le shinogi s'impose à travers la technique de harai dans l'éviction pure et simple de la lame adverse par un "carreau", telles deux boules de pétanque. Il prend la place au centre du sabre qu'il aura ainsi délogé. Attention, pour celui qui reçoit le harai, de bien l'accepter pour mieux tenter le renvoyer, sinon la tétanie vous guette, à l’instant même qui devient aussi votre dernier. Le ukekata (protection de kirigaeshi par exemple) utilise également la force de persuasion du shinogi. Il y transmet le kikentai no itchi à travers le te-no-uchi. Le sabre agresseur s'y arrête net percutant un mur de conviction.
Dans le suri-otoshi, comme son nom l’indique, le sabre glisse en tombant. Notre shinogi vient projeter le shinogi de l’adversaire selon une trajectoire d’environ de 45° en descente. Très utilisé par le jo pour prendre l’ascendant en descendant, et donc le centre, sur le sabre, nous le retrouvons également dans le kendo no kata sur le 3e de kodachi. La connexion avec le kikentai no itchi est indispensable pour bien transmettre tout le poids de sa conviction dans le chasser du sabre adverse, tout en conservant le milieu après coup.
Un peu de finesse, de délicatesse, de sensibilité, tout en précision et force tranquille s’exprime le suri-age (de suru : glisser et ageru : faire monter, s'élever). Profitant des capacités de glisse du shinogi, suri-age vient intercepter la course folle de la lame adverse, et lui présenter une alternative non négociable : une glissade vers un monde meilleur, la déviant aussi irrémédiablement que la coupe était censée l’être. Aucun choc, par conséquent aucune force n'est nécessaire, une technique idéale pour les David contre les Goliath, ou oserais-je dire : les Xéna contre les Conan. Densifié d'un kikentai no itchi en mouvement, notre sabre vient rencontrer le trajet adverse pour lui présenter un toboggan, un rail de sécurité, le détournant de sa cible première : nous. Notre mouvement montant, amorce alors sa redescente vers la coupe d’un endroit choisi.
Et pour se protéger d’une lame pleuvant sur vous, quoi de mieux qu'un "para-sabre" : le uke-nagashi. Véritable version miroir du suri-age, cette fois-ci c’est la pointe en bas que la glissade opère. Tant dans le iaido dont le 3e kata de ZNKR porte son nom, les koryu de kenjustsu, que le kodachi du kendo no kata, le uke-nagashi est très utilisé. Evidemment, beaucoup plus adapté aux lames d'acier que celles de bois ou de bambou, ce toboggan à sabre nous protège, faisant dévaler le danger le long de notre lame vers des lieux plus sûrs, plus hospitaliers pour nous. L'armer de notre sabre ayant participé au mouvement glissant, il ne nous reste plus qu'à conclure l’échange d'une coupe bien sentie.
L’utilisation du shinogi passe par une bonne compréhension et application du te-no-uchi (l’intérieur de la main). Le tranchant de la main guide le tranchant du sabre, le plat intérieur et le dos de la main alimentent le toucher tel qu’il est qualifié dans les sports de balle. La fermeté et la délicate précision de vos mouvements de plat de main donneront à votre shinogi des pouvoirs exceptionnels dont, pour beaucoup, restent encore à découvrir.
Finalement, le tranchant du sabre ne fait « que » couper, le shinogi, lui, nous sert pour tout le reste.