(Cet article est paru dans Ken Do Mag en 2025)
Nous avons pu assister et, pour certains dont je suis, participer aux championnats du Monde de Kendo 2024 à Milan. Il va sans dire que cette compétition est le plus haut niveau qu’un arbitre, non japonais, peut prétendre arbitrer. Les différences de style, de conception et de niveau de kendo apportent leur lot de complexités arbitrales. Et pour être honnête, les progrès en matière de qualité de vidéo ont mis à mal, après coup, beaucoup trop de décisions arbitrales. Et voici que l’hypothèse d’un arbitrage assisté par la vidéo refait surface. Et si l’arbitrage d’un shiai de kendo n’était pas si difficile que cela ?
En fait, presque tout est contenu dans le laconique Article 1 des règles d’arbitrage et de compétition de la Fédération Internationale de Kendo (FIK) qui énonce le but des règles d’arbitrage comme suit : « Il s’agit de faire que les combats de Kendo soient arbitrés de façon juste, en accord avec les principes du Sabre et en toute sécurité. »
Ce petit livre vert des règles d’arbitrage est tellement succinct dans sa description des divers cas de figure qui peuvent survenir lors d’un shiai de Kendo qu’il est clair que la principale compétence d’arbitrage ne s’acquiert pas en le lisant mais bien dans la pratique elle-même. D’ailleurs, les « principes du Sabre » évoqués ne proviennent que de l’intime relation au Sabre que chaque arbitre peut avoir en lui. Par exemple, quand il a fallu statuer sur les nouvelles règles du temps autorisé en tsubazeriai, ma réponse à FIK a été d’appliquer plus strictement le rapport au sabre. En effet, si, projeté à l’époque des duels au sabre, vous vous retrouviez tsuba contre tsuba, la lame de votre opposant à 10 centimètres de votre visage, vous ne vous y éterniseriez pas. Tant que le kendo s’appellera comme tel, le rapport au sabre sera un des éléments fondamentaux du ippon et de la pratique en général. Souvent quand on voit une frappe qui n’a pas été comptée, posons-nous la question : « Cette action, aurait-elle été déterminante avec l’emploi d’un vrai sabre ? »
L'arbitrage d’un ippon, c'est facile : en tant que pratiquant de Kendo vous-même, et donc arbitre, vous êtes un spectateur encore plus privilégié qu’un VIP à la tribune. Vous êtes au plus proche du combat, vous vous déplacez même pour être toujours à la meilleure place et ainsi bien voir et ressentir le combat ; et quand un ippon arrive sur vous comme une émotion, au lieu d’applaudir, vous levez votre drapeau. Facile !
Toutes les autres compétences d’arbitre, basées sur votre expérience de Kenshi, ne visent qu’une seule chose, permettre à un bel ippon de se produire, en toute équité et en toute sécurité.
En tant qu’arbitre, on participe au combat, notre posture physique et mentale est assimilable à celle du kamae. Cette capacité à percevoir, à lire son environnement, est absolument indispensable dans l’arbitrage. Ressentir les capacités, les intentions, la détermination des combattants agrège autant d'informations qui sont essentielles à notre capacité à prendre nos décisions, au mieux des intérêts du combat. Les décisions les plus fréquentes ne sont pas relatives aux ippons, et c’est à cela qu’on reconnait un bon arbitre, mais liées aux déplacements, au placement sur le shiaijo : toujours au bon endroit, au bon moment. Un arbitre efficace est celui qui, lors du shiaï, est le plus souvent possible idéalement placé sur le shiaijo et immobile dans sa Posture. En effet, on est bien plus apte à juger un ippon de Kendô quand on est bien placé pour bien voir ce qui se passe, et immobile afin de percevoir au mieux toutes les composantes des mouvements du combat (trajectoires, vitesse, puissance et précision). L’anticipation en est donc le maitre mot.
J’ai une bonne nouvelle pour tous les pratiquants de Kendo, vous avez déjà commencé à développer vos compétences d’arbitre le premier jour où vous avez essayé de frapper sur la bonne partie de l’armure avec la bonne partie du shinai. L’arbitrage, depuis l’intérieur de l’armure, de nos propres ippons est la première compétence d’arbitre, puis vient celle, toujours depuis l’intérieur de l’armure, quand vous recevez une frappe, arrive seulement ensuite, une vision extérieure du combat quand vos collègues kenshi combattent entre eux.
Les critères qui composent « l’émotion du ippon » sont issus d’une frappe avec la bonne partie du shinai sur la bonne partie de l’armure (datotsubu-i, datotsubu), respectant le sens du tranchant su Sabre (hasuji), investi d’une énergie physique et mentale d’engagement sur la frappe (kisei), selon une posture adaptée (tekisei/shisei) et tout cela conclu par le Zanshin. Evidemment, le temps de décision requis étant si réduit qu’une analyse de ces critères n’est pas possible ; cette décision provient donc d’une émotion issue de notre propre expérience de la pratique du Kendo.
L’être humain étant ce qu’il est, ses instincts le poussent souvent dans des biais qui le détournent de la droite ligne du sujet. Souvent ces biais sont des réponses instinctives à des influences et qui nous font perdre notre libre arbitre. Les biais suivants sont parmi les plus communs et que tout arbitre doit combattre en son for intérieur en permanence.
Quand les niveaux des combattants sont très différents, il existe une tendance à être plus exigeant avec celui qui est plus fort. A contrario, un autre biais est de ne se focaliser que sur le plus fort des deux au risque de rater le seul ippon qu’aura réussi à réaliser le moins fort et qu’il ne reproduira plus.
Quand le public accompagne bruyamment les actions des combattants, certains arbitres ont tendance à suivre l’engouement ambiant et lever leur drapeau.
Quand un superbe ippon vient juste d’être validé, et que l’action suivante, une action « presque » identique, se présente, faisons attention à ne pas être influencé par l’action précédente et donc, ne pas lever trop vite et souvent à tort.
Quand une situation advient et nous doutons d’avoir jugé correctement, souvent notre esprit reste bloqué sur cette décision et nous empêche d’être disponible afin de juger correctement les situations suivantes. Il peut aussi arriver que l’on veuille « rattraper » inconsciemment sa décision en jugeant, de façon « orientée », une nouvelle situation à proscrire !
Quand on connait une personne, on peut très bien être influencé dans un sens ou l’autre, connaissant ses points forts ou points faibles.
Faisons tous bien attention en permanence à ces points.
Vous l’avez compris, de la qualité et de l’expérience de pratique du Kendo dépend la qualité de notre jugement du ippon. Quand en kendo, on attaque inconsidérément, la sanction de l’oojiwaza (contre-attaque) vient nous montrer notre erreur. La fois suivante, sans doute, sera-t-on plus exigent quant à l’opportunité avant de lancer notre frappe. Peut-être sera-t-on plus attentif aux signes disant que nous n’avons pas pris assez l’ascendant avant de lancer notre frappe. Toutes ces expériences, si souvent reçues en combat, vont développer en nous cette capacité de lecture du combat, d’anticipation, de décision. Et au final, la parfaite appréciation du ippon est quand on pressent le ippon arriver, qu’on n’a juste qu’à en vérifier la précision de l’impact et en percevoir le début de zanshin avant de lever le drapeau. Il n’y a pas de surprise.
Par son expérience de kendo et de shiai, l’arbitre saura détecter et anticiper, une nouvelle fois, toute situation dangereuse. Il devra agir avant qu’une situation regrettable ne se produise. L’arbitre, qu’il soit shushin ou fukushin, possède la latitude d’arrêter immédiatement le combat afin de remédier à la situation. Il peut s’agir tout aussi bien d’une pièce d’armure détachée, d’un shinai cassé mais aussi en réponse à une attitude ou un comportement dangereux venant d’un ou des deux combattants. Le leadership de l’arbitre est déterminant en arbitrage, surtout en termes de sécurité. Le leadership d’un arbitre permet d’éviter les déviations au règlement. Il se communique aux combattants en premier lieu par l’exemplarité de l’arbitre dans sa tenue, son attitude, sa position, son application stricte et équitable des règles mais aussi dans la fermeté et densité de son kiai à l’énoncé des commandements.
Nous avons parlé des biais à éviter. Le meilleur moyen est d’être en totale conscience de la situation, une conscience pleine, sereine et forte. Arrivent alors les concepts japonais de heijoshin, musshin, fudoshin, développés entre autres dans la pratique du kendo, qui forgeront votre état d’esprit à une disponibilité constante, sans raideur, ni blocage vous permettant ainsi de laisser libre cours à vos compétences de kenshi et d’arbitre de kendo.
Alors qu’il peut exister autant de sélectionneurs que de spectateurs dans les sports collectifs, il semblerait qu'il y eut autant d'arbitres que de spectateurs à Milan lors des 2024 WKC. Les impatiences, les incompréhensions, les grognements du public voire ses huées ont été perpétrées envers les arbitres. Panem et circenses : certains attendaient que l’on laisse plus de part, sans doute, à la « bastonnade » comme lors des précédents championnats du Monde à Incheon (Corée). Un des buts de cet article aura été de donner la possibilité à tous les passionnés de kendo de mieux apprécier la lourde tâche qu’est celle des arbitres et pourquoi pas, devenir arbitre eux-mêmes.
Selon la façon dont les règles sont appliquées par les arbitres, l’orientation est donnée aux combattants et, au final, la pratique du Kendo, elle-même, s’en trouve orientée, voire réorientée. Quand la technique spécifique de protection bien connue est arrivée, main gauche levée et pointe du shinai vers le bas, qui pourrait s’apparenter à de l’anti-jeu, bizarrement, beaucoup de gyakudo ont subitement été comptés par les arbitres. Certains combattants s’en sont même fait une spécialité. Et pourtant, jusqu’au début des années 2000, cette technique n’était quasiment pas utilisée en shiai. Et plus proches de nous, les nouvelles règles internationales, qui marginalisent le tsubazeriai, ont considérablement amélioré la richesse technique ainsi que la beauté graphique d’un shiai de Kendo. Les arbitres doivent absolument prendre conscience de la responsabilité qu’ils ont dans le devenir du Kendo. Comptez des points trop légers et les touchettes seront légion. Comptez des frappes en dehors des zones de ippon, ou le Hasuji mal orienté, et nous devrons bientôt cohabiter avec une assistance vidéo. C’est dans cette ligne de réflexion que doivent être évaluées les gemmyonawaza, les techniques prestigieusement compliquées à réaliser : suriagewaza, debanawaza, kaeshiwaza, kiriotoshiwaza, … ; elles doivent être privilégiées et donc, même si leur puissance de réalisation n’est pas à son maximum, il faut valoriser et lever ces ippons ; Le cercle vertueux en devient évident.
Nos compétences d’arbitres existent déjà, il s’agit donc de développer, encore plus, à chaque entrainement, toutes les notions précitées, renforçant les aspects physiques et mentaux de notre pratique ; travaillant sur notre personnalité, notre capacité de décider par nous-même sans céder aux divers biais et influences. J’ajouterais un point, dans la droite ligne du renforcement mental : il nous faut absolument investir et progresser dans notre capacité à résister à la pression, à l’enjeu, au regard des autres : les championnats du Monde de Milan nous y ont sensibilisés. Alors shinai au poing ou drapeaux en main, même combat !