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16 jours de Shugyo

Publié le par Jean-Pierre LABRU

16 jours de Shugyo

Cet article que j'ai rédigé est paru dans le magazine Ken Do Mag en 2023

 

Aller au Japon sans son armure, pour moi, relève d’une totale hérésie. Et pourtant, uniquement chargé de cadeaux, j’arrive au Japon, un sac d’armure vide. En fait, ma nouvelle armure m’y attend.


Je m’apprête à passer 16 jours de Shugyo*, voyageant dans le Japon de Dojo en Dojo avec, pour seule compagnie, les senseis et partenaires d’entrainements. Le premier dojo visité est le ShoFuKan. Iwatate sensei, shinpancho* des derniers Championnats du Monde en Corée (2018), est très connu pour organiser des entrainements spécifiques à l’attention des candidats au 8e dan. Sommité du Kendo no Kata, pratiquer dans le dojo de Iwatate sensei est sans nul doute un passage fortement conseillé sur la longue route de l’examen le plus sélectif au Monde toutes disciplines confondues**. Personnellement, j’avais été marqué par son passage en France, au Ken No Michi. Je me souviens encore de l’incrédulité des uns et des autres quand il s’est déshabillé devant nous pour nous montrer comment mettre son Keikogi et Hakama. D’ailleurs, je n’en avais pas perçu toute l’importance alors. J’arrive donc, en avance, le sensei est déjà là. Bien entendu, je me suis fait annoncer plusieurs mois à l’avance, demandant la permission de venir pratiquer. On me demande souvent comment faire pour aller s’entrainer dans les dojos au Japon. En fait, le moyen le plus adéquat est de se faire recommander par son professeur qui lui, se portant garant pour vous, active son réseau afin d’obtenir cette autorisation. Mes entrainements au ShoFuKan me permettent de rencontrer nombre de hauts gradés du lieu et de passage, lors des taichiai commentés par le sensei, ou des keiko par groupe d’âge et de niveau. Bénéficiant en continu des bonnes grâces de Noriko san, l’aide de camp du sensei et sempai du dojo… En fait elle m’attrape par la manche et je passe devant toutes les files d'attente, passablement embarrassé, pour échanger shinai en mains avec tous les 8e dan présents à chaque séance :  du caviar !


Le dojo suivant m’est rendu possible par, sans la nommer tout en la prénommant : Caro-Chan ; Le dojo est KoGakuin. Kazuma sensei et Takahashi sensei m’accueillent comme un hôte de marque. Je reçois bien évidemment la leçon de chacun d’eux mais aussi profite de l’occasion pour rencontrer des kenshis non professionnels du Kendô. Le keiko avec Kazuma sensei : j'aime bien son placement de hanches, il aime bien mon men. Ah oui et sans me prévenir, à la fin du cours, il me passe la parole pour un discours... en Japonais. Mon Japonais étant très limité, il ne me vient que des superlatifs… 


Le keiko du samedi après-midi ayant été annulé pour cause d’élections locales, une autre de nos ambassadrices au Japon, Marijo, très opportunément me propose un entrainement dans un endroit historique pour le Kendô français : le Shodokan, dojo de la famille Okada. Morimasa sensei m’accueille chaleureusement et nous devisons longuement sur le devenir du Kendô autour d’une tasse de thé. S’en suit l’entrainement des enfants qu’il dirige alliant exigence, conseils et encouragements. Opportunément également, quelques candidats au 8 se trouvent présents et nous pouvons échanger quelques points de vue, shinais croisés. J’ai l’honneur ensuite de recevoir la leçon de Okada sensei lors d’un keiko qui aura duré 10mn et dont je garde précieusement le souvenir, et la vidéo.


Mon trajet vers Gifu fut une première : le Shinkansen, ce qui me replonge dans le blockbuster visionné dans l’avion pour venir ; heureusement, l’issue est plus paisible. Shimojima sensei, venu l’an dernier encadrer le stage de Montpellier, me fait me sentir comme un coq en pâte. Je suis logé dans les hébergements luxueux des dépendances du dojo de l'entreprise Valor (Chaîne de Supermarchés au Japon). J’ai droit à plusieurs entraînements en tête à tête avec Shimojima sensei dans l’immense dojo « Valor » tout neuf. Le parquet n'étant pas encore traité, son ami, le père de l'ancien champion du Japon Chikamoto, nous humidifie régulièrement le plancher avec son petit arrosoir : pittoresque ! A l’université de Gifu, je rencontre à nouveau quelques candidats au 8, puis comme souvent, une file d’étudiants qui se pressent pour échanger avec cette curiosité : un Européen prétendant pratiquer le Kendô.


Le point d’orgue de mon parcours au Japon cette année est sans conteste ma journée à Nagoya avec Higashi et Shimojima sensei. Empruntant le dojo plus que centenaire de la famille Sugiyama, Higashi Yoshimi sensei nous reçoit en son fief : Nagoya. Deux autres candidats au 8, cette fois encore, des sommités de la société japonaise, et moi, pouvons pratiquer nos gammes avant les diverses mises en situation. Avant tout cela, j’ai droit à un traitement de faveur, allongé sur le sol : un massage par les talons de Higashi sensei, tout en délicatesse comme vous pouvez l’imaginer. N’empêche que je me sens mieux après… que pendant, pour être tout à fait honnête. Une remise en question de la façon de mettre mon hakama plus tard et je commence direct par un taichiai avec Higashi sensei, puis un autre avec Shimojima sensei ; puis deux passages avec chacun des deux autres candidats, le tout commenté par les senseis. Higashi sensei a vraiment quelque chose de spécial ; il s’avère que face à lui, par sa présence et son engagement, on ne peut rien faire à moitié. Je me sens intensément supporté et entrainé vers le haut donnant ainsi mon meilleur. Et quels beaux souvenirs, et sources de travail, que toutes ces vidéos.


Mon périple m’emmène ensuite à Osaka pour deux jours, répondant à l’invitation de Inoue sensei de Nara. Une leçon de vie m’y attend. Le Shudokan est le dojo dans l’enceinte du château de Osaka. Les touristes viennent observer depuis le seuil de l’entrée, mais seuls les kenshi recommandés peuvent s’y entrainer. Suivant Inoue sensei comme son ombre, j’ai accès à la salle des professeurs, l’honneur de me faire servir le thé par les senseis et de répondre aux nombreuses questions qu’ils se posent tous sur mon compte. Dans le dojo se déroulent keiko de Judo et de Kendo dans le même espace et en même temps. Le plancher est très bon. Une demi-heure de uchikomi avant les keiko voit mon mollet droit se contracter perclus d’une douleur très reconnaissable. L’échéance est trop proche : j'arrête immédiatement et fais mitorigeiko. Trois ou quatre senseis attirent mon attention. J'embarque à bord de leur keiko, c'est fantastique ! Le seme de l'un, le tame de l'autre, j'achète tout !  Inoue sensei porte sur ses épaules le poids des années de Kendo, bien que marchant à l'équerre avec une canne, il se redresse totalement pour le keiko et, selon l’expression consacrée, il « fait de son mieux ». C’est avec toujours l'esprit acéré, pertinent et impertinent qu’il me demande le keiko ; malgré la douleur, je remets mon men et vais l’inviter ; comment refuser ?! Nous allons dîner ensuite et le moulin à parole repart de plus belle.


Clopin-clopant, j'arrive sur Kyoto. La machiya* restaurée de Asahara sensei est merveilleuse de modernisme et de tradition. J’y retrouve notre président d'honneur EKF et nous y passons 5 jours mémorables. Toujours très gêné par la douleur au mollet droit, même pour marcher, je continue les mitorigeiko à l’exception d’un keiko, organisé par notre hôte Asahara sensei, avec quelques autres candidats.


Le jour du passage de grade : Tant que je n'étais pas sur Kyoto, le stress du passage n'avait pas fait surface. Cela fait désormais trois jours qu'il a vraiment commencé. Dès que mes pensées s'évadent, c'est pour échafauder des scénarios plus improbables les uns que les autres tournant autour du passage de grade. Autant dire que le heijoshin* ne va pas être du gâteau. La nuit avant le passage s'est plutôt bien passée. Le stress est là, le tout est de le transformer en énergie positive, intensité, et densité. Quelques signes, dès le matin, m'annoncent que la journée ne sera pas de celles où tout me réussit. Va falloir s'accrocher. Les exercices matinaux passés, je prends mon petit déjeuner et pars en taxi ; Arrivé sur place, pas dans les premiers au regard de la file d'attente à l'extérieur, je passe devant la caméra thermique : elle ne me sauvera pas, va falloir y aller. En chemin j'ai vu une camionnette sur laquelle était marqué "smile and enjoy" (souris et profite), je me dis que c'est la phrase du jour. Je me présente à mon passage de 8e dan (3e tentative), j'ai de la chance d'être là ; c'est un moment important ; je vais le vivre à fond. J'ai mon ticket d'entrée, et je l’échange contre un numéro de passage. Je vais sur le shiaijo que je pensais être le 4 et qui au final était le 6; pour ma défense, cela n'était écrit nulle part. Ok quand j'ai vu les numéros commencer par 600, j'aurais dû percuter. Et puis Ichikawa sensei de la police de Kyoto est venu m'interpeller pour me convoyer sur le bon shiaijo. Mon numéro est 408D: j'ai le temps de voir passer mes deux partenaires : le 408A et 408C. Le 408B les domine par la menace et la percussion dans ses uchi mais sans valider de yukodatosu clair. Il passera tout de même au second tour. Mes deux partenaires, 408A et 408C, ont deux Kendo atypiques, par leur Kamae, leur rythme et autres trajectoires de Sabre ; je dirais qu'ils ne sont pas professionnels du Kendo. Tandis que 408B, dont j'avais repéré la coupe de cheveux et la massivité de la silhouette, confirme bien, par un Kendo sur des rails et des trajectoires régulières et uniformes, qu'il est un policier. Et moi dans tout ça : le sentiment d'être en dehors du coup, je ne suis pas dedans comme on dit. Quand le kiai n'est pas là, le reste ne vient pas. Rien d'autre à en dire, si ce n'est, d'en tirer les enseignements. Faire un tour du Japon des dojo avant un grade n'est pas forcément judicieux. On récolte des conseils de chaque sensei, on veut essayer de les appliquer mais ce n'est pas le meilleur moment. Pour être au mieux de ses capacités, il faut avoir capitalisé sur ces changements, puis les avoir stabilisés afin de retrouver confiance en son Kendo. Dans mon cas, au-delà de la blessure, je me sens « puzzelisé » dans mon Kendo. De fait, manquent à l'appel : ma sensation dans les hanches, la tenue du shinai, le kiai... ça fait beaucoup.


Le jour du Kyoto Enbu Taikai* : Deux jours après le passage de 8, c’est d’une farouche détermination que je procrastine toutes les améliorations de mon Kendo. C’est par ce moyen que je tente de me retrouver pour ces deux minutes, salut compris, dans le Butokuden ; un lieu si chargé d'histoire par de si beaux combats entre d’illustres senseis : historique ! Clairement apparaît ma principale source de motivation : faire honneur au lieu, et aux senseis qui me font confiance. Dans le grand hall d’entrainement, n'ayant pas le droit de nous échauffer en armure, en plus de quelques suburi, conscient du manque de kiai deux jours plus tôt, je travaille quelques exercices de respiration ventrale. On nous fait s'asseoir sur des chaises dans la salle d'entraînement par groupe de 10 combats ; J’observe à la dérobée, tentant de l’évaluer, mon partenaire assis à ma gauche. Puis nous sommes conviés à entrer dans le saint des saints. Le temps de mettre mon men et de voir la plaquette avec mon nom progresser dans sa glissière, c’est à moi. Indéniablement, plus de 120 ans de Kendo en son sein gravant l’Histoire, la cohorte des senseis et en premier lieu, les différents empereurs l'ayant fréquenté, me galvanisent. Les veines proéminentes du plancher sous mes pieds, le kiai qui resonne comme nulle part ailleurs, confortent mes bonnes sensations. Mon partenaire est expérimenté, en même temps c'est naturel en tant que kyoshi 7e dan et dans mes âges. D'entrée, grâce au kiai, je sens que mon seme s'exprime aujourd'hui. Voilà, aucun ippon n’est validé par les arbitres mais je ressens mes uchi plus denses et intenses comme j'aurais aimé les sentir pendant le passage. D'ailleurs, avec regrets, mes senseis supporters m'en font tous la remarque après coup. Je garderai ce bon combat comme une référence. A suivre donc… Juste le temps de fermer mon sac et de sauter dans un taxi, je fonce vers l’aéroport, me projetant déjà vers la prochaine tentative.


Partir à la rencontre de tous ces senseis, croiser le shinai de compagnons de voyage sur le même GR8* et faire résonner de mes fumikomi des lieux chargés d’Histoire et d’histoires me font assurément entrevoir des progrès, des changements a minima. Mais le principal, sans doute issu des longs moments seul face à moi-même analysant l’expérience en cours, relève plus d’une prise de conscience de qui je suis, ce que et qui je représente, comment je me positionne par rapport au Kendô Japonais et, pour finir, comment et jusqu’où je peux raisonnablement prétendre aller. 


Bien, allons-y maintenant !

 

* Shugyo : Période d’entrainement ascétique, généralement parcourant le Japon en quête d’expériences de pratique dans le but de progresser sur la voie du Budo
* Shinpancho : Chef des arbitres lors d’une compétition
* : Le 8e dan de Kendô est l’examen le plus sélectif au monde car il nécessite déjà presque une vie de pratique (7e dan depuis plus de 10 ans, soit 40 ans de Kendô minimum) pour pouvoir s’y présenter et que le taux de réussite avoisine, chaque année, les 0,6 pourcent (12 reçus sur 2000 candidats).
* Machiya : Maison en bois traditionnelle que l’on trouve notamment à Kyōto.
* Heijoshin : est l’état d’esprit de tous les jours. Sans peur, sans doute, sans surprise ni perplexité.
* : Le Kyoto Enbu Taikai, la 119e édition cette année, regroupe plusieurs milliers de hauts gradés de Kendo qui viennent faire un combat de démonstration de 2 minutes dans le dojo Butokuden de Kyoto datant de la fin du 19e siècle.
* GR8 : Chemin de Grande Randonnée numéro 8 (métaphore)

 

 

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Le Kiaï

Publié le par Jean-Pierre LABRU

Le Kiaï

Cet article que j'ai rédigé est paru dans le magazine Ken Do Mag en 2023


Comme à chaque début de saison, une promotion entière de débutants, disséminée dans tous les clubs de France, s’est trouvée initiée au Kiaï dès le premier cours. Le premier suburi, le premier uchikomi, les a vu pour leur première fois crier en frappant.


Dans notre société civilisée, polie et policée, il est toujours intimidant, dérangeant, de crier, sans danger imminent comme alibi. Et puis, l'ambiance aidant, sonore notamment, on se lâche un peu plus à chaque fois. Pour certains, ou certaines, cela prendra plus de temps mais d'ores et déjà dites-vous bien que dans les Budo, qu'il soit sonore ou non, le Kiaï n'est pas une option. Le Kiaï qui peut être traduit par le "rassemblement des énergies", se présente, à première vue et extérieurement, comme un son. A y regarder de plus près, quand un vrai Kiaï survient, on s'aperçoit que le corps tout entier a participé à sa production. Et c'est là que l'on renverse la cause et l’effet : le Kiaï se révèle être en fait la résultante, la partie visible (audible), d'une lame de fond venant du plus profond de notre être. Ce rassemblement, mobilise, implique, détermine, galvanise, les énergies psychiques et physiques, nous offrant la capacité simultanée et décomplexée de décision et d'action simultanées.

 

Les Kiaï du Kendô en armure


Le Kiaï de préparation s'exprime sonorement quand on est en Kamae.  Préparation : le terme peut sembler inapproprié puisque nous nous sommes déjà bien évidemment intensément préparés avant même de saluer notre partenaire. En fait, il est le Kiaï qui affiche l'état de notre préparation et par lequel les senseis évaluent un candidat, lors d’un examen de grade, à travers la densité vibratoire qui s'en dégage. "Le kiaï est une respiration profonde. (…) Un kiaï correct est très probablement la marque d'un haut niveau parce qu'il est lié à une respiration juste." (SUGA Toshiro sensei) Il peut, tout à la fois, nous galvaniser, nous libérer (du doute, de la peur, de l’hésitation, de la perplexité), démontrer l'état de notre détermination et nous permettre de finaliser de rassembler les éléments physiques et mentaux de l'attaque.  
Le Kiaï d'exécution est celui qui est délivré lors du Ki-Ken-Tai-No-Itchi. Sans rupture, profitant des effets du Kiaï de préparation et de la posture adaptée, les disponibilités mentale et physique, toutes deux associées, se trouvent à même de produire ce Kiaï. Résultant de l'intense préparation, celui-ci est libéré à l'instant même de la délivrance de la frappe, validant ainsi le Ki-Ken-Tai-No-Itchi. Avec le Kiaï se conjuguant aux impacts du sabre et du corps, le Ki-ken-tai-no-Itchi devient une vibration, une résonnance ; notre corps en action, prolongé du sabre, en est le diapason ; et "c'est quand le diapason touche sa cible que le son se produit". 

 

Le Kiaï dans le Kendo no kata


Le principe de génération du Kiaï par la préparation s'applique ici également ; à chaque prise de garde de chacun des dix mouvements du Kendo no kata, les deux postures mentale et physique associées à la prise d'une inspiration capitalisent le Kiaï qui est ensuite distillé durant toute la durée du mouvement. L'uchidachi, celui qui attaque en premier, produit avec son Kiaï le son "Yaaa!" . Il exprime par là-même un engagement total dans l'action quitte à en perdre le contrôle de ses émotions. Le shidachi, lui, au moyen d'une technique déterminante répond par un "To!" conclusif, concis : tout en maîtrise émotionnelle et technique de la situation.

 

Quand les émotions génèrent le Kiaï

 

Récemment, je disais à une de mes élèves qui venait de réussir pour la première fois à mettre une émotion dans son Kiaï, que tous ses précédents « cris » n'avaient pas autant la profondeur requise pour prendre part à sa frappe que celui-ci. Après quelques années de pratique légère et très irrégulière, ma fille de 10 ans vient de pousser son premier Kiaï. Violemment invectiver son Papa puis le frapper devait probablement être source d'une motivation insoupçonnée pour elle. Sans intention forte, déterminée, le son qui sort de nous n'est qu'un cri sans grande portée, utilité ni intérêt. L’intention, mais aussi l’intonation : un Kiaï qui se maintien en intensité apporte beaucoup plus de bénéfices que celui perdant son intensité en descendant dans les graves. Cette intensité recherchée ne peut pas se trouver sans une forte mobilisation mentale dont la source peut être une émotion. A plusieurs reprises, j'ai été témoin d'une colère, frustration, lâcher prise, ambition et autre détermination, qui une fois canalisées dans le cadre de techniques fondamentales de Kendô ont été les moteurs d'un Kiaï puissant, prolifique et irrépressible pour le partenaire. Quoi qu’il en soit, il n’existe qu’un seul moyen pour produire le Kiaï, c’est de mettre à contribution, intensément et au meilleur moment, absolument tout ce qui fait de nous ce que nous sommes. 

 

Quand le Kiaï gère les émotions


Il n'existe qu'un seul remède contre les 4 maux (Shikai : Peur, doute, hésitation, perplexité) et peu s'y réfèrent quand on aborde la question. Oui, le Kiaï en est bien le remède. Par la mobilisation positive et intense qu'il demande, il permet d'évacuer le superflu, le négatif, l’approximatif ; Il nous met à 100% dans le temps "ressenti-action" qui ne laisse aucune de place à quelque pensée parasite. Cela devient une façon de faire table rase de ces pensées venant du passé pour se consacrer totalement au présent, et encore mieux, aux présents : notre partenaire et nous-même.

 

Le Kiaï dans l'arbitrage


Oui, n'oublions pas que l'arbitrage est une facette indispensable à une pratique complète du Kendo. Le Kamae de l'arbitre, composé du regard (metsuke) et de la posture, ainsi que ses déplacements, appartiennent au combat comme s'il faisait un peu shiaï lui-même. Les commandements d'arbitrage ne sont autres que des Kiaï ; non pas que mon passé militaire me fasse digresser mais bien que, tant le niveau de concentration que le niveau de Kendo, transparaissent à travers les vibrations du Kiaï arbitral. Celui-ci se transmettant aux combattants les rassure sur les compétences de l'arbitre, ils vont ainsi pouvoir tout donner sans craindre de se faire flouer.

 

En condensé, le Kiaï


"By failing to prepare, you are preparing to fail." (Benjamin Franklin) “Si vous échouez à vous préparer, vous vous préparez à échouer." Par une intense préparation générant du kiaï, vos attaques, vos frappes possèdent les meilleures chances d'aboutir. L'état d'esprit, la posture, l'émotion génératrice, la détermination à tout miser sur une seule frappe, la préparation de la verbalisation de cette frappe (men, do, kote, tsuki), tout ceci contribue au Kiaï et donc à la réussite. On voit trop souvent la libération du Kiaï (sonore) arriver après la frappe, dans les uchikomi notamment. Cela résulte assurément d'une exécution machinale, dilettante et sans une réelle et forte intention de faire ippon. Soyons donc intensément présents par notre Kiaï dans nos actions ; que ce soit avant (seme), pendant (kikentai no itchi) ou après (zanshin) et les ippons que nous marquerons deviendront des évidences pour les arbitres, notre partenaire, le public et en premier nous-même.
 

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Le championnat du Japon individuel masculin 2022

Publié le par Jean-Pierre LABRU

Le championnat du Japon individuel masculin 2022

Cet article que j'ai rédigé est paru dans le magazine Ken Do Mag en 2022

 

...l'année des 70 ans de la fédération japonaise,


 
Chaque 3 novembre, jour férié et jour de la culture au Japon, a lieu le championnat national individuel masculins au Nippon Budokan. 

Il est intéressant de noter que le Kendo est la seule discipline au Japon pour laquelle la famille impériale remet le trophée au vainqueur. Cette année, ce fut la princesse Yoko qui assistait, depuis son promontoire isolé et d'un œil avisé, à tous les combats : elle récupéra la coupe du vainqueur précédent lors de la cérémonie d'ouverture pour la remettre au vainqueur du jour lors de la cérémonie de clôture. Accompagnée partout de son garde du Corps de la police impériale : Terachi sensei, Princesse Yoko faisait partie de la délégation des étudiants du Kanto venue en 2006 à Paris au printemps, délaissant ainsi la floraison des cerisiers afin de venir entraîner l'équipe de France. 


Puis vint la traditionnelle démonstration de Kendo no Kata avec Tani sensei et Matsuda sensei. Pour les connaisseurs, ne ratez sous aucun prétexte le fantastique sen sen no sen de Matsuda sensei dans le Ipponme.


La veille, les arbitres avaient reçu, drapeaux en main, les dernières consignes de Koda sensei, en présence de tous les compétiteurs costumés et cravatés pour l'occasion. Tandis que quelques policiers, shinai à la main, étaient responsables de la circulation des arbitres sur le shiaijo. 
Également costumé et cravaté, Œillet rouge enrubanné à la boutonnière, je m'installai à la tribune officielle : les combats pouvaient commencer. 


En élimination directe, se sont affrontés 64 combattants, sélectionnés dans tout le Japon ; autant dire qu'il n'y eut pas vraiment de tour de chauffe. 3 vainqueurs de précédentes années passèrent le premier tour mais ils n'irent pas beaucoup plus loin. Très vite, depuis le début en fait, mon préféré fut Yano Takayuki (26 ans), le petit fils de Yano Sensei bien connu des Français. Tant son kendo technique, équilibré et puissant, que son aplomb en toutes circonstances, en font selon moi un futur vainqueur tout désigné. Il ne s'inclina qu'en demi-finale face à Ando Sho (32 ans). Sho Ando, ayant fait partie de la délégation des étudiants lors du Paris Taikai 2012, excusez du peu, est aussi champion du monde en titre et capitaine de l'équipe du Japon. Et sans faire de jeu de mot sur son prénom, quand il rentre sur le shiaijo, la température montre d'un cran. Et c'est notamment grâce à ce fighting-spirit qu'il se retrouve en finale flirtant au passage, çà et là, avec les limites des nouvelles règles notamment en matière de reprise "équitable" de distance depuis Tsuba-zeriai. Rattrapé en demi-finale par la patrouille "Tani sensei" qui le fit revenir sur la voie de la raison mais cela ne fut pas cher payé au regard de l'ensemble de son œuvre. 


Et nous voilà en finale, un moment qui restera dans les mémoires comme le point d'orgue de ce 70ème anniversaire de la fédération japonaise de Kendo. Murakami Testsuhiko (30 ans) était l'outsider désigné : les pronostiqueurs ne donnaient pas cher de son keikogi en finale contre Ando. Mais c'est crânement que Murakami repoussa les attaques et autres percussions comme autant de tentatives de déstabilisation de la part de Ando. Un koté au Hasuji (tranchant) mal ajusté par Ando, au tout début, aurait bien pu changer la physionomie du combat. Quelques échauffourées éclatèrent où Murakami démontra un flegme empreint d'une fermeté démontrant qu'il était bien dans la course afin faire valoir ses droits à la victoire. Puis il y eut un premier Men, tel se poserait un oiseau céleste sur le bleu 'aizome' (indigo) du casque de Ando. Par la suite, après un morote tsuki à deux centimètres près de relancer le suspens, Ando redoubla d'efforts, tous vains, ce qui laissaient à penser que le doute commençait à s'installer. 


Puis un deuxième Men où le debana Kote de Ando ne rencontra que le vide, donna la victoire à Murakami par deux superbes Men en moins de 5 minutes. Tandis que Ando affichait visiblement sa déception, ce ippon scella la fin de sa dixième sélection à ce championnat : ce qui est exceptionnel. En conclusion, on peut résumer cette finale principalement à la confrontation de deux styles de Kendo, deux personnalités différentes qui se sont opposées, rencontrées, le temps d'un combat donnant ainsi de merveilleux souvenirs à tous les amoureux du Kendo. 

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Quelques points de passage vers les hauts grades

Publié le par Jean-Pierre LABRU

Quelques points de passage vers les hauts grades

Cet article que j'ai rédigé est paru dans le magazine Ken Do Mag en 2022

Il y eut ce passage de haut grades (6 et 7e dan) à Montpellier fin juillet 2022, dans la continuité d'un stage dont le programme était censé aligner tous les candidats au plus près des attentes d'un jury composé pour la circonstance. L’approfondissement des Kihon, la révision des Katas, mais aussi les Jitsugi de passage de grades blancs, commentés par les senseis, en composaient le menu idéal. Pourtant, les taux de réussite n'ont pas correspondu aux attentes, ni à celles de la très grande majorité des candidats (8/49 pour les 6e dan et 1/34 pour les 7e), ni à celles du jury. On pourrait imaginer aisément le jugement péremptoire d'un jury par trop exigeant ; je vous confirme qu'il n'en est rien. Ce qui me fait écrire cet article est la frustration que je ressens de cette situation quand je vois, quand je sens, quand je sais les capacités des candidats déçus.


Pour le plus grand nombre, il ne s'est pas agi d'un manque de niveau technique mais plus de l’absence d’une totale mobilisation consciente et déterminée sur les attendus d'un passage de haut grade. Je vais donc vous en proposer un vade-mecum en vue de la préparation des prochaines échéances. 


En premier lieu, la base de tout : l'état d'esprit, que bien entendu le jury ne peut voir en tant que tel. En fait, le jury ne peut qu'en percevoir les conséquences, la première d'entre elles étant la Posture. Sans cette posture mentale induisant cette posture physique, rien de fort, rien de pertinent, rien de déterminant, rien de réellement abouti ne peut surgir de nous-mêmes. Le but n'est pas de tous nous ressembler, nous cloner, mais plutôt de revêtir cette singularité exacerbée démontrant que nous nous connaissons nous-même suffisamment afin d'en mettre en œuvre le meilleur. Cela s'exprime naturellement, sans y penser, par la démarche, le maintien, la solennité, la maitrise de nos gestes et de nos émotions. SHIMOJIMA sensei, encadrant ce stage avec KASAMURA sensei, nous a dévoilé que 50% de son jugement résidait dans le Sonkyo. Il se doit d'être digne, puissant, ample dans le dégainé du Sabre et déjà exprimant le Seme.


On pourrait croire que, chronologiquement, le Kiai arrive ensuite et pourtant, dans l'état d'esprit et l'attitude, le Kiai devrait déjà être bien présent. Qui croit encore à ce niveau que le Kiai n'est que le son qui sort de notre bouche ? Le Kiai représente ce que nous rassemblons en nous même pour affronter la situation ; le son n'en est que la résultante mais aussi et surtout, il en est la criante démonstration. L'œil et l'oreille exercés d'un juré d'examen ne s'y trompent pas : les jeux sont faits. Il peut y avoir des exceptions et les 2 combats sont là pour détromper ce préjugement mais comme le disait Michel Audiard par la voix de Jean Gabin : "Il existe aussi des poissons volants, mais ils ne constituent pas la majorité du genre !"


Souvent dans un passage de grades, et le début de cet article pourrait être compris comme tel, la tendance naturelle est de se focaliser sur les attentes du jury. C’est une erreur que nous faisons tous, le jury n’est pas celui que vous devez convaincre ;le premier : c’est vous-même ; et juste après : votre partenaire. Le jury n’est qu’un instrument de mesure qui ne doit surtout pas influer sur l’expérience. Il existe aussi un concept qui peut nous libérer, nous désinhiber : considérer les Jitsugi comme des shiai un peu particuliers : Des combats où seuls n’ont de valeur que les ippons que nous réalisons. Tant que nous restons dignes affrontant l’adversité et que nos techniques et attitudes se rapprochent le plus possible du Kihon, toutes nos actions complètement délivrées, réussies ou non, n’apporteront que du positif au compteur des six décisions*.


A part quelques Nigirikata laissant, en Kamae, dépasser la tsuka de la main gauche, j'ai plutôt perçu un bon niveau général sur ce passage. Le niveau technique est souvent ce que nous pensons devoir démontrer en priorité et pourtant, les candidats reçus à ce passage n'en étaient pas les meilleurs porte-paroles. 

 

Et je conclurais cet article par deux exemples probants : deux des nouveaux 6e dan issus de ce passage de grades ont magistralement réalisé une prestation réussie en tous points. Ils n'ont nul eu besoin des enseignements de cet article tellement il est clair qu'ils vivent ces notions au quotidien. Ces deux jeunes 6e dan étaient les plus âgés ce jour-là, ils avaient tous deux 74 ans.

 

* J’ai écrit cet article en m’associant systématiquement aux receveurs des conseils que j’y dispense ; ma récente tentative du 8ème dan a démontré depuis que je devais effectivement les appliquer également à mon cas personnel.
 

Ci dessus, le passage de mon 9e kyu

Ci dessus, le passage de mon 9e kyu

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Le shinogi : puissance et subtilité à votre main

Publié le par Jean-Pierre LABRU

Le shinogi : puissance et subtilité à votre main

Cet article que j'ai rédigé est paru dans le magazine Ken Do Mag en 2022

Le shinogi est une « ligne de force » qui suit la courbure de la lame tout le long du sabre japonais. Un peu tel un méridien, c'est le point de repère, l’ingrédient secret, de nombreuses techniques de sabre. Il représente, sur les deux faces de la lame, la partie la plus épaisse de celle-ci. De façon beaucoup plus basique mais tout aussi utile, sur un shinai, le shinogi est représenté par les deux lattes latérales du bambou.


Le shinogi peut, tour à tour, se présenter, comme un toboggan, un rail de sécurité, un mur blindé, un pied de biche, ou un détecteur de seme. Tellement rare est le contraire, on peut dire qu’il intervient dans toutes les "prises de fer" du sabre. 


Les techniques de harai (chasser le sabre latéralement), utilisent son inertie et son impact. Suri-age/uke-nagashi et suri-otoshi (dévier et chasser le sabre) profitent de sa surface lisse pour faire glisser le sabre adverse. Effectivement, si l'on présentait notre tranchant en réponse à une lame arrivant vers nous, le heurt des lames s'ébréchant l’une l'autre provoquerait un choc qui, d'une part, endommagerait les lames et, d'autre part, ne serait aucunement propice à une contre-attaque fulgurante. Bien que nécessaire en termes de précision, la subtilité dans la percussion d'un harai est beaucoup moins perceptible que les délicates mais fermes redirections de lame produites par suri-age et uke-nagashi. Quant à suri-otoshi, l'angle avec lequel le shinogi va se positionner afin de projeter vers le bas le sabre adverse, aura toute son importance et en multipliera les effets.


Dans l'épreuve de force, le shinogi s'impose à travers la technique de harai dans l'éviction pure et simple de la lame adverse par un "carreau", telles deux boules de pétanque. Il prend la place au centre du sabre qu'il aura ainsi délogé. Attention, pour celui qui reçoit le harai, de bien l'accepter pour mieux tenter le renvoyer, sinon la tétanie vous guette, à l’instant même qui devient aussi votre dernier. Le ukekata (protection de kirigaeshi par exemple) utilise également la force de persuasion du shinogi. Il y transmet le kikentai no itchi à travers le te-no-uchi. Le sabre agresseur s'y arrête net percutant un mur de conviction.


Dans le suri-otoshi, comme son nom l’indique, le sabre glisse en tombant. Notre shinogi vient projeter le shinogi de l’adversaire selon une trajectoire d’environ de 45° en descente. Très utilisé par le jo pour prendre l’ascendant en descendant, et donc le centre, sur le sabre, nous le retrouvons également dans le kendo no kata sur le 3e de kodachi. La connexion avec le kikentai no itchi est indispensable pour bien transmettre tout le poids de sa conviction dans le chasser du sabre adverse, tout en conservant le milieu après coup.


Un peu de finesse, de délicatesse, de sensibilité, tout en précision et force tranquille s’exprime le suri-age (de suru : glisser et ageru : faire monter, s'élever). Profitant des capacités de glisse du shinogi, suri-age vient intercepter la course folle de la lame adverse, et lui présenter une alternative non négociable : une glissade vers un monde meilleur, la déviant aussi irrémédiablement que la coupe était censée l’être. Aucun choc, par conséquent aucune force n'est nécessaire, une technique idéale pour les David contre les Goliath, ou oserais-je dire : les Xéna contre les Conan. Densifié d'un kikentai no itchi en mouvement, notre sabre vient rencontrer le trajet adverse pour lui présenter un toboggan, un rail de sécurité, le détournant de sa cible première : nous. Notre mouvement montant, amorce alors sa redescente vers la coupe d’un endroit choisi.


Et pour se protéger d’une lame pleuvant sur vous, quoi de mieux qu'un "para-sabre" : le uke-nagashi. Véritable version miroir du suri-age, cette fois-ci c’est la pointe en bas que la glissade opère. Tant dans le iaido dont le 3e kata de ZNKR porte son nom, les koryu de kenjustsu, que le kodachi du kendo no kata, le uke-nagashi est très utilisé. Evidemment, beaucoup plus adapté aux lames d'acier que celles de bois ou de bambou, ce toboggan à sabre nous protège, faisant dévaler le danger le long de notre lame vers des lieux plus sûrs, plus hospitaliers pour nous. L'armer de notre sabre ayant participé au mouvement glissant, il ne nous reste plus qu'à conclure l’échange d'une coupe bien sentie.


L’utilisation du shinogi passe par une bonne compréhension et application du te-no-uchi (l’intérieur de la main). Le tranchant de la main guide le tranchant du sabre, le plat intérieur et le dos de la main alimentent le toucher tel qu’il est qualifié dans les sports de balle. La fermeté et la délicate précision de vos mouvements de plat de main donneront à votre shinogi des pouvoirs exceptionnels dont, pour beaucoup, restent encore à découvrir.


Finalement, le tranchant du sabre ne fait « que » couper, le shinogi, lui, nous sert pour tout le reste.
 

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