Shodachi, ce moment qui imprime les esprits

Publié le par Jean-Pierre LABRU

Théâtre Athénée Louis Jouvet (Paris IXème)

Théâtre Athénée Louis Jouvet (Paris IXème)

Nous connaissons tous la citation de Mademoiselle, Coco Chanel : “Vous n'aurez pas deux fois l'occasion de faire une première bonne impression !”.
 
Nous pourrions en rester sur ces mots pour décrire le Shodachi ; Et pourtant cet article m'a paru nécessaire. En effet, il est communément reconnu par les senseis Hanshi japonais que le Shodachi représente jusqu'à 80% de leur jugement dans l'attribution d'un haut grade (à partir de 6e dan).
Mais en quoi diable, Shodachi : le premier échange, la première coupe, peut-il représenter autant de valeur et ne laisser que 20% d'importance aux 80% de temps de prestation restant ?
 
Nous avons déjà entendu dire certains Senseis que, pour continuer de progresser malgré la novicité de leurs partenaires, il était fondamental pour eux de travailler à prendre systématiquement le Shodachi sur chacun d'eux, quitte à leur laisser faire uchi-komi par la suite. Il se raconte également que quand l'un des deux protagonistes a significativement pris l'avantage lors du Shodachi, l'autre ne pourra que poursuivre l'irrattrapable durant tout ce qu'il reste du combat. Psychologiquement infériorisé, lancé dans une quête désespérée, il s'en trouvera dangereusement exposé aux techniques de son partenaire.

 

Ichi go Ichi é : "De toute une vie, une unique rencontre"


Une nouvelle fois ce concept cher à la mentalité japonaise nous revient et cette fois-ci s'entremêle avec la notion de Shodachi.
 
Que cela fut en occident ou en orient, quand deux bretteurs se retrouvaient sur le pré pour un duel, la rencontre, en tous points, devait immanquablement être unique. De nos jours, au-delà des passages de grades, la première rencontre, le Shodachi du premier keiko entre deux Kenshis expérimentés laissera des traces : les bases de leur relation en seront à jamais jetées. Au Japon, en raison du nombre de pratiquants hauts gradés, il n'est pas rare de rencontrer pour la première fois le jour même, ses partenaires de passage de grade. Il serait tellement dommage de se renfermer sur son propre ressenti et de perdre ainsi l'occasion de vivre pleinement cet instant précieux.

Lors de ma participation de 2019 au Kyoto Taikaï, j'ai rencontré un Kenshi inconnu lors du Tachiaï au Kyoto Butokuden. Etant extrêmement déçu de ma prestation, je n'ai pas vraiment profité de mon échange d'après keiko avec lui. En fait, non content de ne pas être suffisamment allé à sa rencontre pendant le keiko, j'ai récidivé lors des civilités d'usage. Notre échange ne s'est limité qu'à de trop laconiques félicitations pour que je ne m’en tienne pas rigueur après coup. C'est à la suite de cette expérience que j'ai mieux perçu la valeur de Shodachi et de Ichi go Ichi é. 


Mondes parallèles 
 

Un ami musicien m’a confié que lors d'une prestation sur scène, le premier morceau joué avec le groupe scelle le destin du concert. D'une part, il amorce l'alchimie entre les membres du groupe mais aussi permet d'initier la qualité de la connexion ainsi que la proximité avec le public. D'excellentes vibrations lors du premier morceau garantiraient la plénitude d'un grand moment de musique partagé.
 
Edifiant : Le grand Louis Jouvet explique "l'attaque" d'une scène au Théâtre : "Elle est essentielle. Elle doit être forte, nette, saisissante pour le spectateur qui est ainsi instantanément plongé au cœur même de la situation dramatique. Ce qui compte est "d’attaquer juste" !". Et quand on sait que le mot shinsa, que nous traduisons par "examen de grade", peut également être compris comme une "audition" (pour un rôle), le parallèle avec les arts de la scène est tout trouvé. Et surtout ne vous méprenez pas sur mes paroles, il n'est pas question de tenter d'être quelqu'un d'autre, de jouer un rôle lors d'un passage de grades, mais il s'agit bien de produire, à travers sa prestation, l’expression d’une version magnifiée de soi-même.
 


Préparez vos prochains Shodachi 
 

Cette version magnifiée de nous-même provient du plus profond de ce que nous sommes. 
OKADA Morihiro Hanshi disait ceci : "Le Kendô ne rend pas meilleur, il rend simplement plus fort !"
Ce qui, dans le cadre du Shodachi, peut se comprendre aussi : l'étincelle de ce que nous pourrons faire de mieux un jour est déjà présente en nous-même aujourd'hui. Notre prochain Shodachi ne commencera pas le jour J avec le premier Kiaï, ni même avec le salut, ni même avec le harnachement de l'armure : notre prochain Shodachi commence dès à présent, selon comment les concepts de cet article résonnent en nous. 

La technique que, sans en avoir conscience, nous choisirons au moment crucial ne sera que l'émanation de nous-même, notre état d'esprit, notre préparation permanente. Un guerrier vivant de son sabre se devait d’être prêt en permanence à engager sa vie. Y être prêt en permanence, impose de s'y préparer en permanence. Mais aussi, savoir qui l’on est, ce que l'on vaut, s'assumer comme tel intégrant chaque composante de nous-même qu'elle soit valorisante ou non. 
Et au moment de l'action, gonflé de Kiaï, s’il ne subsiste en nous aucune culpabilité ni regret d'être ce que nous sommes, nous serons alors immunisés face aux 4 grands maux que sont Kyo, Ku, Gi et Waku : la surprise, la peur, le doute et l'hésitation ; Le Shodachi viendra de lui-même.
 


"L'expérience est une lanterne qui n'éclaire que le chemin parcouru."  Maître Kong (Confucius)
 

L'expérience ne se transmet pas en tant que telle ; Les Senseis ou Shido (guide) peuvent nous l’inspirer, la susciter, la motiver en nous, nous y encourager… Et pour nous-même, il s’agit de la conquérir à travers la confrontation, investie et sincère ; Confrontation à l’autre et aux situations. Telle est l'éducation dans le Budo.

En conclusion, quand un sensei cherchera à prendre le Shodachi sur vous, surtout faites-en autant ! 
La qualité de l’expérience que vous renverra le sensei sera fonction de la sincérité de l’engagement investi par vous dans cet échange.

Alors, attaquez inlassablement le Kamae du sensei, confrontez-vous à son Seme et frappez !

 

 


(Article aussi publié dans la revue Kendo Mag éditée par le CNKDR)
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